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L'épaule gauche de la Sibylle Libyque

Saturday, October 4, 2014

C'est avec ce dessin que j'ai commencé à m'intéresser au dessin ancien et à l'anatomie artistique.

Je connaissais ce dessin depuis longtemps comme l'une des études les plus complètes attribuées à Michel-Ange pour la préparation des figures de la chapelle sixtine.

En octobre 2010, je me remets au dessin après une interruption de 4 ans et je réalise cette étude de nu masculin. Je décide de travailler le corps humain et l'anatomie artistique et j' achète le livre Anatomy for the Artist de Sarah Simblet. Dans ce livre il y avait des exemples de dessins et de peintures du corps humain par des maîtres dont cette étude pour la sibylle de Libye de Michel-Ange.

Comme ce dessin de Michel-Ange me fascinait depuis longtemps j'ai décidé de m'atteler à sa reproduction sans savoir à l'époque que la copie de dessin de maître faisait partie du travail d'apprentissage des peintres à la renaissance.

Ce dessin me fascinait à deux titres :

  • Le traitement
    Je m'étonnais du rendu, de la façon dont Michel-Ange était parvenu à rendre le modelé du corps. Je souhaitais pouvoir un jour imiter cette façon de dessiner. Je m'étonnais surtout que Michel-Ange ait pu obtenir ce rendu avec une sanguine. Je reviendrai sur ce point plus tard...
    J'aimais la fougue des lignes, cette façon enlevée de dessiner, de styliser le corps, d'en exagérer les courbes et les volumes. Je sais maintenant qu'elle annonce le courant maniériste.

  • L'anatomie du dos
    A cette époque, le dos était pour moi un champ de creux et de bosses incompréhensible et je rêvais de pouvoir un jour identifier à quoi ces reliefs correspondaient et être capable de vérifier si l'anatomie dessinée par Michel-Ange était conforme ou non.

Ce dessin est actuellement la propriété du musée des Beaux Arts de New York sous cette référence :
Quand je suis allé à New York, je suis allé au musée des Beaux Arts en grande partie pour voir ce dessin mais malheureusement il n'était pas exposé. Je sais maintenant que ce genre de dessin est très rarement exposé et n'est visible, en cabinet, que pas des spécialistes qui en ont fait la demande.


Premier Travail


Scan 01

Photo 01

J'ai pris quelques photos de mon dos dans une position similaire afin de pouvoir comparer ce que je voyais avec ce dessin, et j'ai fait cette première étude en faisant un mix du dessin de Michel-Ange et des photos de mon dos.

J'ai commencé une première esquisse sur papier teinté (avec un mélange que je fais avec la poudre de mes sanguines quand je les aiguise plus de la gomme arabique, aquarelle maison en fait).
J'ai travaillé avec une sanguine Conté. Il y a quelques rehauts de blanc Pitt Pastel (je les trouve meilleurs que les Conté) sur le haut du biceps, du deltoïde, de l'acromion, l'épine et le bord médial de la scapula, la fin du grand rond.


A cette étape du travail me viennent plusieurs réflexions :
  • J'ai clairement identifié le biceps et le deltoïde sur le dessin de Michel-Ange, c'est à partir de l'acromion que ça se complique.
    Sur le dessin de Michel-Ange, il y a deux bosses au niveau de l'acromion. Laquelle est vraiment l'acromion ?
    J'ai enlevé la bosse sur le trapèze du modèle du dessin de Michel-Ange qui part de l'omoplate car pour moi à cette époque elle ne correspondait à rien. J'ai aminci le grand rond, mais peut être le modèle de Michel-Ange avait il un grand rond hypertrophié. Mais ça m'étonnerait et normalement en plus dans cette position, le grand rond ne devrait pas être contracté. Ce qui tendrait à prouver que le modèle de Michel-Ange a certainement tenu la posture en tirant une corde vers le bas.
    Enfin, j'ai rendu le muscle dorsal (que l'on voit sous l'omoplate), plus cohérent parce que Michel-Ange l'a rendu en deux festons.
  • ce que j'ai fait ressemble plus à un dessin du 18 ème siècle surtout à cause des rehauts de blanc et un je ne sais quoi d'indéfinissable dans l'économie de détails et le traitement des ombres...
    En y réfléchissant davantage, je me rends compte que le traitement de Michel-Ange est plus contrasté. Au point que je me demande s'il n'a pas utilisé un sépia pour les zones sombres.
    Les formes des muscles sont plus délimitées aussi, le corps plus structuré. On se rend compte que les dessinateurs de cette époque, comme Léonard de Vinci pratiquaient souvent la dissection de corps humains (qu'ils allaient parait il déterrer secrètement la nuit). Il y a dans leurs dessins une volonté de montrer la structure du corps, son anatomie
    De plus Michel-Ange se définissait lui-même avant tout comme un sculpteur, ce qui explique que même en dessinant, il est en train de sculpter. D'ailleurs j'ai lu récemment que quand il dessinait à la plume, il sculptait littéralement le papier.
    Il y a certainement le fait aussi que les personnes à la renaissance étaient beaucoup plus minces qu'au 18 ème siècle ou du moins que les canons de la beauté recommandaient une extrême minceur et un corps musclé, exactement comme en Grèce antique ce qui parfaitement logique à la renaissance.
    Il est d'ailleurs étonnant de constater que nous y sommes complètement revenus au 20 ème siécle !
    Voilà donc quelques idées pour expliquer le traitement structuré et contrasté des dessinateurs de la renaissance que j'aime tant et qui est à nouveau dans l'air du temps.
    Traitement que je ne suis pas encore arrivé à produire dans cette copie.


Interlude : Etude de l'anatomie artistique de l'épaule


Après ce dessin j'ai eu besoin de comprendre l’anatomie artistique de l'épaule. J'ai eu beaucoup de mal à trouver des informations expliquant comment dessiner une épaule correctement. A force de recherche et d'observation, j'ai fini par comprendre...

Pour dessiner une épaule correctement il y a trois choses essentielles à repérer sur le modèle :
  1. L'acromion
  2. L'épine scapulaire
  3. Le bord médial de la scapula

notez bien que l'épine de la scapula et le bord médial de la scapula forment un angle à 90 °.

En fait c'est souvent assez difficile de repérer ces éléments sur un modèle, et j'en donnerai quelques exemples, mais il y a un truc imparable pour bien les repérer.
Le grand secret qui permet de dessiner une épaule comme il faut est que la seule façon d'être sûr d'avoir repéré correctement l'épine scapulaire et le bord médial de la scapula est donné par l'insertion du faisceau inférieur du muscle trapèze.

Pas de panique, ce n'est pas aussi compliqué qu'il n'y parait je vais expliquer tout ceci en détail et l'illustrer...
Note

Voilà ! Ce qui est assez souvent visible sur le dos humain, surtout chez l'homme et plus encore s'il est musclé, c'est le bas du muscle trapèze et le creux dans le dos à l'endroit ou le faisceau inférieur du trapèze s'insère dans l'épine de la scapula.
Donc une fois que vous avez ce creux, vous savez où est le trapèze, et surtout, vous savez comment est positionnée l'omoplate.

Et quand vous savez positionner l'omoplate, il vous reste à placer les muscles qui s'insèrent dessus et qui sont assez complexes. C'est une vraie tresse :

- Grand rond qui part du bout de l'omoplate pour aller s'insérer sur la partie non visible de l'humérus
- Chef long du triceps qui passe sur le grand rond pour aller s'insérer sur l'omoplate
- Petit rond qui passe par dessus le chef long du triceps pour s'insérer sur la partie cette fois-ci visible de l'humérus
- enfin infra-épineux qui nappe le reste de l'omoplate et qui cache l'insertion du petit rond sur l'omoplate
(sur ce dessin les muscle petit-rond et infra-épineux ne sont pas bien représentés. Consultez cet autre article pour une meilleure représentation de ces muscles).

Une fois que le trapèze et les muscles de l'omoplate sont placés, l'épaule est pratiquement finie...



J'ai continué à m'intéresser à l'anatomie de l'épaule, et en 2014, j'ai fini par comprendre à quoi correspondaient les deux protubérances que Michel-Ange avait dessinées au niveau de l'acromion. L'une était l'acromion, l'autre la clavicule. Michel-Ange avait dessiné avec une grande précision l'articulation entre l'acromion et la clavicule.

J'en ai eu la confirmation en tombant sur la photo d'une culturiste Pauline Nordin dont j'ai fait un dessin à la pierre noire.


Je fus alors capable d'identifier avec précision l'anatomie artistique de l'épaule gauche de la Sibylle libyque de Michel-Ange



On voit bien tout le détail apporté par l'artiste, infra-épineux (ou sous épineux), puis insertion du triceps et enfin grand rond. Et Michel-Ange a esquissé le deltoïde sur la partie du triceps qui passe entre le grand-rond et l'infra-épineux. Dans la position qu'a le modèle sur ce dessin, effectivement, cette partie du triceps peut être masquée pas le deltoïde. La beauté du dessin est qu'il laisse toute l'ambiguïté sur ce sujet...

Notez aussi le repère dessiné par Michel-Ange pour situer la clavicule et qu'il a aussi fait pour l'épaule droite. Ce qui prouve que dès la renaissance, les artistes plaçaient les repères clés du corps humain pour structurer l'esquisse. Les acromions font partie de ces repères clés, mais il semble que Michel-Ange ait choisi d'indiquer les clavicules...



Deuxième Travail



J'ai refait une esquisse à main levée (la première avait été décalquée pour avoir les proportions exactes du dessin de Michel-Ange). J'ai retravaillé l'épaule gauche en essayant d'adapter le dessin de Michel-Ange avec ce que je comprenais de l'anatomie de l'épaule.

Je ne sais plus si j'ai essayé de teindre mon papier avec des craies carrées ou si c'est à force de dessiner, mais à un moment les sanguines ne voulaient plus faire de traits par endroit. Le trait devenait intermittent, ce qui n'arrive pas quand je mouille mon papier et le fais sécher. Je ne sais pas ce que Canson met comme couche sur son papier à esquisses, mais on dirait qu'à un moment donné il devient imperméable aux craies.
J'ai donc lavé mon esquisse et cette fois ci, j'ai teinté le papier en jaune avec de l'aquarelle pour qu'il ressemble plus au papier jauni de l'esquisse de Michel-Ange. On voit aussi que le papier a été bien fatigué par cette opération ce qui contribuera à lui donner un cachet ancien...

Puis, j'ai décidé de travailler ma propre anatomie de l'épaule et de produire quelque chose de cohérent anatomiquement.
Comme je commence assez bien à connaitre l'anatomie de l'épaule maintenant, j'ai donc dessiné l'épine de la scapula, le trapèze par dessus. Puis j'ai dessiné le bord médial de la scapula, les muscles de l'omoplate (visibles), infra-épineux, petit rond et grand rond. J'ai fini par dessiner le muscle dorsal.


Comme  le dessin que j'avais déjà fait de l'épaule gauche était toujours visible malgré le fait que j'aie lavé le dessin et l'aie teinté à l'aquarelle, j'ai dû avoir recours au crayon blanc pour effacer le travail que j'avais fait, et j'ai redessiné par dessus.
J'ai redessiné en estompant beaucoup.

Je remarque que je prends soin de mieux aiguiser mes sanguines et que le trait et le travail sont plus fins. D'ailleurs en passant, j'ai testé une sanguine STABILO CarbOthello pour le bras droit, et je ne note pas de différence particulière avec une sanguine Conté. Le crayon blanc devait être un Koh-I-Noor. décidément les crayons blancs Conté ne sont pas assez tendres.

J'en ai aussi profité pour compléter le bas du dos et aussi dessiner les fessiers de 3/4, car sur le dessin de Michel-Ange, le fessier est complètement de profil : une telle torsion du dos est peut être anatomiquement impossible sauf pour une contorsionniste. A vérifier...
Michel-Ange s'ingéniait à placer le corps humain dans des positions originales. Il adorait les torsions, les contorsions. Ces corps tordus, ces positions torturées annoncent le courant maniériste daté de 1520-1530, soit une dizaine d'années après le dessin de cette étude.

Sur cette photo, j'ai décidé de gommer le coude et une partie de l'avant bras afin de les refaire à la façon Michel-Ange. Après le coup de gomme, j'ai adoré l'effet de lumière intense que ça a donné sur le bras. J'adore quand il arrive des accidents heureux comme celui. Et c'est souvent... je laisse ce bras comme il est, je n'y touche plus.



Troisième Travail




Photo


Scan

Pour ce dessin, j'ai essayé de rendre le bras plus féminin, je l'ai aminci, j'ai mis moins de contrastes sur l'avant bras et encore moins sur la main pour améliorer l'impression d'éloignement.

J'ai utilisé des éléments du dessin de Michel-Ange pour le bras, mais le traitement est complètement différent, plus dans ce que j'ai l'habitude de faire.
D'une manière générale, les artistes contemporains ont du mal à travailler comme à la renaissance car nous sommes habitués à la photographie. Il y a toujours tendance à se rapprocher d'un rendu photographique.
Le seul artiste de la renaissance à avoir cherché ce rendu était Léonard de Vinci. Il estompait beaucoup ses dessins, et pour ses huiles, il utilisait beaucoup de glacis afin d'augmenter le fondu de ses oeuvres.
C'est ce qui explique certainement la popularité de sa peinture de nos jours et en particulier celle de la Joconde.
D'ailleurs, Léonard travaillait tellement en douceur qu'il avait du mal à masculiniser ses sujets masculins. Son Saint Jean Baptiste a un corps de femme. Et a contrario, les autres artistes dessinaient ou peignaient des corps d'homme quand ils devaient représenter la nudité féminine car elle était taboue.
Cela fait donc deux types d'androgynie à la renaissance, des hommes avec des corps de femmes pour Léonard, des femmes avec des corps d'hommes pour les autres, comme pour Michel-Ange avec cette Sibylle de Libye.


Comme j'ai fait des courbes plus douces et que j'ai beaucoup estompé pour rendre le sujet plus féminin, je suis donc plus proche du rendu de Léonard de Vinci et éloigné de celui de Michel-Ange.
Au printemps 2014, deux ans et demi après avoir fait cette dernière copie du dessin de Michel-Ange, j'ai refait une sanguine d'après une des photos de mon dos prise à l'époque.




Vendredi 3 octobre 2014

Quatrième Travail (encours)



J'ai beaucoup parlé d'anatomie depuis le début de l'article et je suis parvenu à mon objectif de départ qui était de comprendre l'anatomie de la partie supérieure du dos humain et de vérifier si le dessin de Michel-Ange était correct de ce point de vue.
Je me suis d'autre part intéressé au dessin, à la façon de dessiner, sans être parvenu vraiment à obtenir un rendu proche de l'original.

Ce n'est qu'en automne 2014 que j'ai réussi à produire une copie proche de l'original du point de vue du rendu (seul le visage est finalisé).





Explication

En septembre 2014 j'ai fait mon deuxième séjour à Florence et j'ai vu beaucoup de dessins de la renaissance italienne. Je me suis aperçu qu'à l'époque les artistes utilisaient essentiellement des crayons de couleur rouge et non des sanguines. J'ai lu qu'il fabriquaient eux-même leurs crayons.
J'ai lu un peu plus tard dans ce mémoire, que la sanguine n'aurait été utilisée en Italie qu'au début du 16ème siècle essentiellement par Léonard de Vinci, et ne se serait répandue dans les ateliers italiens (bottega) que vers le milieu du 16ème siècle. On trouve aussi cette information :
En italien le terme matita à l'époque de la renaissance désignait surtout la couleur rouge du crayon sans distinguer si c'était du crayon de couleur ou de la sanguine. Ce qu'on appelle sanguine dans les dessins de maîtres est donc ambigu. On ne sait pas très bien ce qu'ils utilisaient.

En mai 2015, j'ai fait mon troisième séjour à Florence, et j'ai eu la chance de voir à la Casa Buonarroti plusieurs dessins très célèbres de Michel-Ange qui ont été faits au crayon de couleur noir ou rouge. Ces dessins apparaissent ça et là sur Internet et plus grave encore dans des livres d'art avec la mention pierre noire ou sanguine.
Il y a par exemple l'étude de la tête de Léda qui a été réalisée par Michel-Ange en 1530 au crayon de couleur rouge.

Il y a donc de grandes chances pour que cette étude de la Sibylle de Libye dessinée par Michel-Ange 20 ans plus tôt ait été réalisée elle aussi au crayon de couleur. Je ne vois pas pourquoi Michel-Ange, pour une étude similaire aurait changé de technique sachant qu'à l'époque l'étude n'a aucune valeur artistique en soi et n'est qu'une ébauche, un plan, un projet, afin d'aboutir à l'oeuvre finale qui elle seule, possède une valeur artistique.
N'oublions pas qu'à cette époque l'art est une industrie au service du pouvoir politique et religieux, que les peintres sont plus vus comme des décorateurs que des artistes et que, de ce fait, le dessin n'a pas grande valeur artistique.
Ceci explique d'ailleurs pourquoi la plupart des études ont disparu. Elles n'avaient aucune valeur. Certaines ont traversé les siècles malgré tout comme celle de la Sibylle de Libye et celle de la tête de Léda, certainement parce qu'elle sont parmi les plus abouties parmi celles que Michel-Ange a réalisées et que certains collectionneurs éclairés ont dû leur trouver malgré tout une valeur esthétique.

Toujours est il que ce n'est qu'après avoir utilisé le crayon de couleur en le mélangeant à la sanguine que je suis parvenu à obtenir un rendu similaire à celui de Michel-Ange

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Après avoir écrit cet article, j'ai continué à étudier la technique de Michel-Ange et le dessin du corps humain, et ai écrit plusieurs autres articles sur le sujet :